Après 50 ans de carrière, les soeurs françaises étaient loin d'être en manque de projets: une série de concerts en Europe et aux Etats-Unis, une création mondiale du compositeur contemporain Nico Muhly--trois fois annulée-- et un 36e album, l'arrangement pour piano de "Les enfants terribles", opéra de Philip Glass basé sur le roman de Jean Cocteau.
Comme beaucoup d'artistes, elles sont attristées par la fermeture des salles et évoquent l'exemple de l'Espagne qui les garde ouvertes.
"Un déconfinement des avions"
L'arrêt forcé --cinq dates depuis mars contre 70 en temps normal--a été toutefois un temps de réflexion.
"Nous étions très sollicitées (...) comme beaucoup d'artistes, nous nous sommes tous demandés quel genre de vie avions-nous avant, pourquoi faire des voyages si longs pour un seul concert", affirme à l'AFP Katia, l'aînée, de passage à Paris avec sa soeur.
En début de carrière, "c'était une vraie tournée de 15 jours. Maintenant, on vous envoie à Los Angeles pour un concert, vous revenez à Berlin, vous repartez pour Madrid, c'est très décousu", ajoute la pianiste de 70 ans née à Bayonne tout comme sa cadette, 68 ans.
"La musique me manque terriblement mais pas le voyage (...) le confinement, je l'ai vécu comme un déconfinement des avions", affirme Marielle Labèque. Installées depuis 30 ans à Rome, --leur mère italienne Ada Cecchi, elle-même élève de la célèbre Marguerite Long, a été leur première professeure de piano--, elles sont revenues temporairement en terre basque, "en attendant des jours meilleurs".
Pour le duo, souvent loué pour jouer avec le même souffle sans se regarder, il faut une "conscience différente" en raison de l'impact écologique mais aussi pour les besoins de la créativité.
"Pour aborder des répertoires nouveaux comme on le fait souvent Marielle et moi, avoir du temps pour travailler est très important", assure Katia. Pour "Les enfants terribles", "si n'avait pas été confinés, on aurait fait ce disque de façon plus hâtive".
"Il y a peut-être trop de consommation, trop de production rapide", dit-elle, rappelant qu'"avant, les choses étaient faites pour durer, on écoutait le même disque pendant 30 ans". Marielle, elle, craint un "embouteillage" de concerts et de tournées après la pandémie.
Inquiétude aussi pour les jeunes artistes qui, "avant même de s'envoler, sont cloués au sol", affirme Katia.
Leur dernier album fait étrangement écho au vécu. "C'est l'histoire d'un confinement bien plus terrible que celui qu'on vit... un frère (malade) et une soeur qui s'enferment dans une chambre et qui vont se créer leur propre monde avec leur imagination pour survivre à une mort annoncée", explique-t-elle.
Cet album chez Deutsche Grammophon est un "cadeau" de Philip Glass, un des maîtres du minimalisme.
"Tout peut s'oublier vite"
Repérées à 18 et 20 ans par le compositeur Olivier Messiaen, les deux soeurs se sont fait connaître à l'international en 1980 en enregistrant la version pour deux pianos de Rhapsody in Blue de Georges Gershwin (Disque d'or).
Depuis, elles ont touché à presque tout, du baroque au minimalisme, en passant par la ragtime, jazz, flamenco, la musique basque et rock et multipliant les collaborations, de Ligeti, Boulez et Berio, jusqu'à Thom Yorke de Radiohead.
Les soeurs qui ont quitté la France en 1987 n'y reviennent régulièrement que depuis une décennie. "On était détestées par l'intelligentsia de la musique classique que nous avions +trahie+, parce que jouer Gershwin était un +crime+".
Elles espèrent présenter en avril à la Philharmonie de Paris "In Certain Circles" de Nico Muhly. Devant un public. "Le streaming, si ça permet de tenir le coup, oui, si c'est une fin en soi, non", assure Katia.
"Aujourd'hui, une carrière est beaucoup plus immédiate... un concert avec deux jeunes filles de 18 et 20 ans serait sur Instagram", indique-t-elle, tout en tempérant: "tout peut aller très vite mais tout peut s'oublier très vite aussi".
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